Officiellement nouveau :

Extraits de ET SI C’ÉTAIT NIAIS ?

Barbès Vertigo

Denis-Henri Lévy

Aventurier de la Liberté, randonneur de la Lumière et campeur de la Raison, j’avais déjà beaucoup bourlingué. Trop peut-être. De Berlin à Moscou, de Tanger à Zagreb, de Pékin à Ramatuelle, dans l’espace et dans le temps, en hors-bord ou en avion. Dans ma tête aussi. Mais jamais, je n’étais venu aussi loin de ce côté-ci de la Seine. Je regardai autour de moi. Pas de doute possible, j’avais bel et bien enjambé le fleuve, passé le Rio Grande, franchi La frontière… Rive droite. Transgression radicale, dépassement absolu. Balbutiements des temps nouveaux, contractures spasmodiques du destin. «Malraux, grand chaman, vieux rhéteur aux mains fébriles, réveille-toi et danse», me murmurai-je à voix basse. Fukuyama avait tout faux. Dans le crépuscule urbain de ce début de siècle, l’histoire n’était pas finie, elle ne faisait que commencer.
Profitant de mon inattention, le taxi avait disparu ainsi que mon sac d’aviateur en cuir, tous deux avalés par une foule bigarrée indifférente à ma présence. Il me fallait m’habituer à cette idée nouvelle, vertigineuse: ici, je n’étais personne. Nobody. J’hésitai un instant entre déréliction et amertume, incertitude et foi aveugle, sans trop bien saisir ce que j’entendais par là, puis j’avisai un hôtel dont l’enseigne lumineuse grésillait sinistrement dans la nuit tombante. A la réception, une énorme femme noire était en train d’assortir la couleur de ses ongles à celle de ses lèvres.
- Qu’est-ce qu’il veut? me demanda-t-elle en gonflant la bulle d’un impressionnant chewing-gum fluo.
Un bref instant, j’eus envie de la gifler au nom du respect dû aux explorateurs du possible. Mais je songeais à ce qu’aurait fait Althusser à ma place et je me retins.
- Une chambre, articulai-je humblement en signe d’amitié.
Sans me répondre, elle commença à se balancer d’avant en arrière sur sa chaise. Puis elle roula vers moi de grands yeux, comme si elle m’avait déjà vu quelque part. Son regard, à la fois bovin et trop maquillé, me bouleversa. Malgré tout ce qui nous séparait, je me sentais infiniment proche d’elle. Proche aussi de ses nombreux petits frères, ses brothers, condamnés à la chaise électrique dans les couloirs de la mort. Comme eux, j’attendais dans un corridor mal éclairé, sans même un siège pour m’asseoir. Une lointaine sonnerie de téléphone interrompit mes pensées et je revins à moi.
La réceptionniste avait recommencé à s’occuper de ses ongles. Debout devant son comptoir, j’étais soudain douloureusement écartelé entre deux pulsions contradictoires. Une part de moi, atavisme des Lumières, avait envie d’expliquer à cette petite soeur de couleur tout ce que Tocqueville, Victor Schoelcher et moi avions fait pour elle. Un autre versant de moi-même, plus sombre, plus intime, l’aurait volontiers étranglée pour lui inculquer quelques rudiments de politesse. Après avoir fait éclater une nouvelle bulle de gomme, elle finit par lâcher:
- Y me reste que des doubles. C’est 27 euros, plus 5 euros pour la douche. Je vous conseille d’attacher vos bagages à l’antivol au pied de votre lit. Je payai deux nuits cash et elle me remit une minuscule serviette de toilette d’une couleur indéterminée sur laquelle elle déposa la clé de la chambre 23. [...]
J’étais partagé entre une nausée toute sartrienne et une faim primale qui me tenaillait l’estomac. Usant d’une lingette parfumée, reliquat de mes vols Paris-Tanger sur Royal Air Maroc, je nettoyai soigneusement l’abject téléphone en plastique de ma table de nuit et j’appelai la réception.
Au bout d’une dizaine de sonneries, on décrocha.
- C’est pour quoi?
Je reconnus la voix de ma little sister.
- Bonsoir, dis-je poliment. Je voudrais un room service pour la 23.
Un silence impressionné me répondit. Satisfait de mon effet, je poursuivis.
- Apportez-moi des oeufs brouillés au saumon et un grand pot de café, bien fort. J’ai du travail et…
-…On ne fait pas restau ici.
- Même pas de quick snack?
- A la station de métro, en face, y’a un distributeur. Vous trouverez des chips et des Twix.
- Merci mais je…
Elle avait raccroché. Je retournai dans la salle de bains et je m’observai attentivement dans le miroir. Qu’aurais-je fait, à la place de cette femme? Avec un physique aussi ingrat que le sien, une intelligence limitée et des cheveux en velcro? Ne serais-je pas, moi aussi, devenu obèse et ordinaire?


Pourquoi moi?

Christine Anxiot

J’ai beaucoup écrit. Lettre E. Ecrire comme on s’é-crie. Crier comme on crie «hé!». Même encore, s’il faut. Vouloir. Avant, c’était tip, tap. Machine à ruban. Cling! Fin de ligne. Touche enfoncée. Dans le trou. Au fond. Bien enfoncée. La touche. Et alors. Le ruban rouge qui montait. J’écrivais. Ecrit. Vaine. En rouge parfois. Je m’en rends bien compte. Pour l’emmerder. L’Editeur. Lettre E. Le Chi. Le Flon. Le Chiflon. Après. Laisser tomber la touche. Retour au noir. Comme chez Denisot. J’arrive, en noir. Toujours. Du Agnès B. Lettre B. Pour lui, seul. Il me mate à la télé. Il se touche. Pas la touche enfoncée. Pas pour l’autre, ni pour l’E, l’autre, l’Enculé. L’Editeur. Le Chiflon. Pour le Doc qui se touche. J’écris en noir. Et encore. Parfois, en bleu. Hier. Imprimante crevée, cartouche pétée. Papier bourré. Crise de nerfs. Je pleure. Oui, beaucoup écrit. Mais aussi, tant à dire. Je passe au rouge. Cartouche pleine. Et lui aussi, il passe au rouge, sur son scooter. Pas L’Enc…, l’autre. Le Doc. Un PV. Lettres P et V.
Ce matin, dans la cuvette. Comme un chapelet d’îles grecques. Noires sur le bleu de l’Harpic. Métaphore. Dans sa gueule à lui, à l’Editeur. Le grand E. J’ai tout dessiné en détails. Toutes les petites îles brunes. Et j’ai tout envoyé par fax à Jean-Claude. Il m’a rappelé. J’ai pleuré. Tellement émue de l’avoir, lui. Je lui ai dit «C’est moi, t’as vu?». Il m’a dit «Qui, vous?». Je lui ai dit simplement «Non, moi. T’as vu ça?». Il m’a dit «Vous? Christine Anxiot. Je vous avais demandé de cesser». «Non, j’ai dit. C’est “moi”, pas “elle”». Et j’ai dit «Tu as vu ça?». Alors, il a pleuré aussi. «Arrêtez de m’envoyer ça. Je ne peux pas continuer dans ces conditions.» Il a dit. J’ai dit «Quoi?». Il m’a dit «Ça. Les… Allons, vous savez bien. C’est archaïque au possible.» J’ai dit «Moi», il m’a dit «Oui, vous. Vous avez compris, cette fois?». J’ai dit «Non, pas archaïque. Classique. Antique mais pas archaïque. Ça je ne le supporterai pas, tu comprends, Jean-Claude?». «Laissez-moi dormir, ça me dégoûte, je ne peux plus.» Il a dit. «Moi aussi, ça me dégoûte», j’ai dit. Après, j’ai essayé de réparer l’imprimante. Tout démonté. Des vis en tas. Minuscules. Trois ressorts. J’ai tout nettoyé. J’ai passé du liquide à vitre sur le capot. Traces de doigts. Débranché. Rebranché. Le silence. Processus de naufrage intérieur. Trop facile? J’ai appelé la hot line.
- Bonjour, c’est Suzanne. Puis-je vous aider? elle dit.
- C’est Christine Anxiot. Je suis très angoissée. J’ai démonté mon imprimante. Venez vite!
- Je ne peux pas. Je suis au Maroc, dans un call center, madame.
- Dites-moi quelque chose qui me calme.
- Essayez de relancer l’ordinateur, madame.
Je me balance d’avant en arrière en chantant. Je chante en pleurant. Après, je dis à la fille du Maroc:
-Vous êtes toujours là, mademoiselle?
- Oui, madame.
- Qu’est-ce qu’on fait pour l’impri- mante?
- C’est difficile par téléphone.
- Je suis trop vieille pour comprendre, espèce de conne?
- Euh, non madame, je n’ai pas dit ça, madame. Apportez-la à votre revendeur. Il pourra peut-être la remonter.
- Ecoute, j’ai dit à la fille, je sais que tu ne t’appelles pas Suzanne. Tout ça, c’est mascarade et compagnie.
- Est-ce que je peux vous aider? elle répète.
- Arrête immédiatement ou je mets ton nom et celui de ton employeur dans le bouquin! Je m’en fous de payer. C’est lui, l’autre, le E de l’éditeur qui va les régler les dommages. Tu comprends ça?
La fille, elle pleurait. Moi aussi. J’avais un énorme désir. La différence entre le phallus et le pénis, c’est que le phallus tu l’as dans la tête. J’ai raccroché. Et puis. J’ai rappelé. Elle m’a reconnue. Elle m’a passé son chef. J’avais envie de le baiser lui aussi. J’ai dit au chef que j’en avais rien à foutre. Que c’est pas eux qui m’empêcheraient d’écrire. Que j’avais déjà beaucoup écrit. Que j’en demandais beaucoup au lecteur et à Suzanne. Si je voulais. J’ai beaucoup dit. Avant cette imprimante morte. Que j’avais une autre imprimante. Celle de Fabrice. Il me l’avait achetée au Touquet. Il m’avait dit «Qu’est-ce qui te ferait plaisir?» J’ai dit «Une Canon à jet d’encre». Le Darty du Touquet. Fabrice. De belles couilles poilues, violacées par la mer. Comme des galets mais avec des poils noirs dessus. On a fait l’amour dans une serviette de bains. Encore que. Elle était grande. Pas sa queue. La serviette. Encore que. Lettre Q. La semaine au Touquet se passe mal. Je vais faire les courses tous les jours. Matin et soir. Je lui parle des ballonnements. Je lui dis «Je t’en demande beaucoup mais viens voir ce que j’ai fait ce matin.» Il ne veut rien savoir. Il me dit «Je ne veux rien savoir». Il est allongé sur le dos. Je touche ses boules. Il grimace. «Tu as les mains froides, Christine.»
Je le gifle. Il pleure. Il dit «Tu es complètement siphonnée.»
Je lui dis «Tu es méchant, méchant, méchant, méchant. Je vais mettre ton nom dans le prochain livre.» Il me dit «Si tu fais ça, ma femme va savoir.» Je lui dis. Je le ferai. C’est Fabrice Bourguignon, 120, rue Caulaincourt. Je ne suis pas humaniste. Il avait les bourses comme des clémentines du marché du Touquet. Après, on s’est promené. Il avait un peu peur. Je lui ai dit «Ne t’en fais pas, je ne mettrai pas ton nom dans le livre et je ne te dirai plus ce que je fais le matin.»
Je rappelle la fille de la hot line. Je lui dis que je suis merdique. Que je ne ferai plus jamais ça. Que je suis dérangeante. Que sinon, à quoi bon écrire, si on n’est pas dérangeante. Que c’est comme ça. Je lui dis «Bon alors, qu’est-ce qu’on fait pour l’imprimante?» Elle pleure. Je raccroche. Et puis je rappelle. Dix fois. Puis. Je tombe sur son chef. J’ai envie de le faire jouir. Je lui dis que je vais mettre son nom dans le prochain livre. Moufid Abounirha de chez neuf.fr. Il devient fou de colère.


Et si c’était niais?

Marc Levis©

Dans le cabinet de Mike, Adam fit installer Sylvia sur une table d’examen infiniment design.
- Bon, dit-il, je vais te poser une petite sonde sur le bout du doigt qui me permettra de mesurer en direct la saturation des gaz sanguins et tes constantes vitales…
- Si ça se passe mal… commença Sylvia.
- Allons, allons, ça va bien se passer, Sylvia, tu verras, tu verras ce que je te dis.
- Bien sûr, dit Sylvia avec une infinie sagesse. Mais si cela devait mal se passer, pourras-tu donner ceci à Mike?
D’une main tremblante, elle tendit à Adam une feuille de papier pliée en quatre.
- Je… Je lui donnerai, Sylvia. Je te le jure, dit Adam en posant un baiser sur son front gracile où palpitait une fragile veine bleutée. Maintenant, compte jusqu’à dix, s’il te plaît.
En préparant Sylvia, Adam avait retrouvé comme en rêve tous les automatismes acquis pendant des années de pratique. Son autre vie, celle des années d’avant. D’avant l’accident, d’avant qu’il ne décide de plaquer le cabinet, de rentrer en France et de devenir flic.
- Qu’est-ce que je dois compter? demanda Sylvia avec un sourire évanescent.
- Compte les moutons, dit Adam avec un clin d’oeil.
Ils éclatèrent de rire puis elle se mit à compter.
- 1, 2, 3…
Sylvia avait plongé dans un profond sommeil. Adam alluma le scanner électronique à balayage qui se mit à clignoter tout en émettant un bourdonnement d’abeille ultramoderne.
L’image du cerveau de Sylvia apparut sur le moniteur de contrôle.
- Bon sang! s’exclama Adam en découvrant le cliché.
Son hypothalamus est à cheval sur un hématome pariéto-cortical. La veine basilique chevauche le tronc cérébral et inhibe les influx nerveux. Pauvre Sylvia, voilà pourquoi elle était si molle et si insignifiante! Et ses méninges sont comprimées dans la boîte crânienne au niveau du lobe de l’épiphyse, pas étonnant qu’elle ne fasse rien de ses journées…
- Adam! Je te cherche partout! Qu’est-ce que tu farfouilles dans mon…?
Adam se retourna et indiqua du regard l’écran du scanner. Mike comprit immédiatement la situation.
- Elle ne va pas se réveiller, c’est ça? demanda Mike en étouffant un sanglot.
- C’est à toi de choisir, Mike. Soit on la réanime et elle meurt, soit on la laisse mourir et elle revient nous hanter et se lover partout.
- Je… Je vais réfléchir, Adam. Mais tu sais, je n’ai pas tellement de place dans cette maison et le prix du mètre carré à Frisco…
- Je comprends, Mike. Tiens, avant de partir, elle m’a donné ceci pour toi.
Mike saisit la feuille de papier et la déplia en tremblant. Les yeux noyés de larmes, il lut les derniers mots qu’avait tracés Sylvia à son intention.
- Mauvaise nouvelle? demanda Adam en posant sa main sur l’épaule de Mike.
- Elle me demande de ne jamais oublier que l’amour est plus fort que la mort et de toujours bien relever la lunette des WC quand je fais pipi.